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  • patricksorrel

Le pentagramme de la crise (2)

Dernière mise à jour : 31 mars 2020

Dans la première partie de cet article, j'ai voulu montrer quelles blessures profondes pouvaient être ravivées par l'épreuve que nous sommes en train de vivre, avec la pandémie du virus COVID-19. Saurons-nous maintenant tirer un enseignement de cet épisode douloureux ?


La traversée des 5 besoins essentiels

Il est bon de constater, d’observer, d’analyser. Mais ceci ne suffit pas, car nous pourrions devenir cyniques, confortablement installés dans la tragédie de notre vie, si nous ne choisissions pas le courage de traverser nos blessures. Heureusement, pour cela, la situation nous aide. Une crise est faite pour être traversée !

Sina Farzaneh, dans son article « Lessons from a coronavirus refugee », nous propose un découpage de cette traversée en 5 phases successives, attachées à des périodes temporelles déterminées. Survival, security, belonging, importance and self-realisation. En français, cela donne : Survie, Sécurité, Appartenance, Importance, et Accomplissement. Or cela m’a sauté aux yeux au premier regard : comment ne pas voir là les 5 étages de la pyramide de Maslow : besoins physiologiques, besoin de sécurité, besoin d’appartenance, besoin d’estime et besoin d’accomplissement ? Une telle coïncidence peut difficilement être le fruit du hasard à mon avis, il y a de fortes chances que S. Farzaneh ait choisi d’employer le découpage de Maslow pour nommer chaque phase, qui par ailleurs ne correspond pas tout à fait à la signification de chaque étage de la pyramide. Je passerai rapidement sur le découpage de Farzaneh, qui me semble un peu schématique, pour analyser l’intérêt du découpage de Maslow dans la compréhension de notre évolution psychique en temps de crise.

Pour Farzaneh, la première phase, celle de survie, est la plus difficile, puisqu’il s’agit de prendre en compte quelque chose qui bouleverse toutes nos catégories, notre planning, notre routine. C’est une phase de panique, de sommeil agité, de compulsion informationnelle. La seconde phase, celle de la sécurité, consiste à s’employer à trouver une nouvelle source de sécurité, à se faire à l’idée du changement de temporalité, et à se préparer à la quarantaine en faisant des réserves. La troisième phase, celle d’appartenance, consiste à s’habituer à ce nouveau mode de vie, replié sur sa famille proche, son groupe d’appartenance, et à chercher un nouvel équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle, familiale. La quatrième phase, celle de l’importance, consiste à se concentrer sur soi, et sur les conséquences sur son propre équilibre, de tous les changements déjà vécus. Phase d’intégration, de temps pour soi, de découverte d’une nouvelle source de créativité personnelle. Enfin la cinquième phase, celle d’autoréalisation, coïncide avec la sortie de crise, puisque sur le graphique de Farzaneh on voit bien le nombre de cas diminuer rapidement. Certes, cet épisode correspondait pour lui à la récession du virus en Chine, alors que dans de nombreux autres pays on commençait à peine à envisager la première phase. Tout était donc à recommencer, pour ce citoyen américain qui allait rejoindre sa patrie. Toujours est-il que cette phase consiste à tenter de conserver les changements comportementaux adoptés durant la crise, dans une temporalité plus longue. Comprendre et intégrer, tirer des leçons, habiter une nouvelle norme de vie, si possible.


Le cycle des besoins primaires


Si l’on veut bien tenter un parallèle avec les différents étages de la pyramide de Maslow, on se rend compte assez rapidement que la traversée d’une crise ressemble fort à ce que Maslow appelait une élévation spirituelle, en général déclenchée par une expérience paroxystique (« Peak experience »). Si en temps normal nous ne sommes pas toujours disposés à nourrir nos besoins les plus personnels, ceux qui se situent vers le sommet de la pyramide, c’est pour Maslow parce que nous sommes trop accaparés par le cycle de satisfaction de nos besoins les plus communs, les plus impersonnels : les besoins primaires. La satisfaction des besoins physiologiques prend une grande place dans notre vie, que l’on soit démuni ou dans l’abondance par ailleurs - comme en témoigne ce court métrage que j'ai découvert après avoir achevé la rédaction de cet article...


Il est en effet très facile de se laisser aller à un cycle routinier rythmé par les repas, l’activité visant à assurer la possibilité d’autres repas, et le repos bien mérité, comprenant aussi bien le sommeil que le divertissement. Divertissement que des sociologues comme Baudrillard ou Debord n’hésitent pas à placer franchement dans le cycle perpétuel de production-consommation. Consommer, produire de quoi consommer, se reposer et se divertir pour renouveler son énergie de travail, etc. De ce point de vue, on peut se douter que la crise actuelle déstabilise totalement le cycle, tout d’abord en bloquant le cycle de production pour de nombreux travailleurs, ensuite en bouleversant le cycle de consommation et de divertissement, tous deux profondément affectés par les mesures de confinement.


Sécurité et appartenance

Paradoxalement, ce n’est donc pas la satisfaction de nos besoins primaires qui permet de trouver un espace de temps et d’énergie suffisant pour s’occuper de nos besoins secondaires : c’est au contraire la déstabilisation du cycle primaire qui semble permettre un changement de regard, tout d’abord lié à la nécessité de sécuriser son existence, sans forcément passer par le cycle de production/consommation. Certes nous nous sommes vus nous ruer sur les denrées alimentaires, faire des provisions, etc. Mais nous avons aussi vu émerger un besoin de sécurisation qui passe par le troisième étage de la pyramide de Maslow, celui de l’appartenance. Besoin de se retrouver à des horaires déterminés, que ce soit pour applaudir le personnel de santé, pour chanter aux balcons, ou tout simplement pour ritualiser des temps communs, des temps de communion (le repas familial, le temps des devoirs des enfants, le temps festif proposé à telle heure sur la toile, etc.). En général, une crise, cela rapproche les gens, c’est bien connu. Cela nous fait passer d’un fonctionnement plutôt sociétaire, chacun veillant à assurer en priorité son propre intérêt dans les relations d’échanges avec autrui ; à un fonctionnement plutôt communautaire, chacun se surprenant à vouloir partager son quotidien, renouer des liens, renforcer le lien qui soude les différentes parties du corps social. Nous sommes donc passés de l’omniprésence des besoins primaires à la réalisation de l’importance des besoins tertiaires. Mais ce n’est pas fini…

Revenir chez Soi


Comme le remarque Farzineh, une crise est aussi l’occasion de se rendre compte de l’importance d’un bon équilibre interne, pour ne pas tomber dans un déséquilibre émotionnel potentiellement dangereux. Pour certains, le confinement solitaire oblige à cela. Pour d’autres, les temps collectifs familiaux révèlent un profond besoin de solitude, non plus subie, mais voulue, revendiquée. Le travail personnel ne sera pas le même, dans chacun des deux cas. Mais le résultat, dans une temporalité différente, sera sans doute similaire : il s’agit de se retrouver, seul face à soi-même, et de saisir l’importance du « soi-m’aime ». L’importance de cette quatrième strate de besoins, ceux liés à l’estime personnelle pour Maslow, ou encore à l’amour de soi. Se supporter tout d’abord, ce qui est loin d’être toujours simple, lorsque nos blessures d’enfance rendent ce simple amour-propre compliqué, voire idéaliste. Comment m’aimer moi-même quand je ne me suis pas senti reconnu, soutenu, accompagné, estimé ? Il s’agit d’un travail de longue haleine, et sur ce point la durée du confinement, si elle peut provoquer de sérieuses angoisses les premiers temps, ne peut que nous aider.


(extrait de la visioconférence "Qu"est-ce que l'Amour?" : https://youtu.be/u-IqGlZluVE)

Auto-actualisation du système ?


Je pense que pour la plupart d’entre nous, la réalisation de ces quatre premières strates est déjà un objectif hautement louable, ou encore un cadeau inespéré. Peu importe, semble-t-il, que l’on couvre ou non tout ce travail du chapeau de l’accomplissement personnel. Ceci est peut-être réservé à des circonstances plus éprouvantes encore, telles qu’une initiation personnellement choisie (quête de vision, groupe de développement personnel, expérience transcendantale, etc.) ; ou une initiation subie (maladie grave, comme un cancer ou ... un virus ; accident, deuil brutal d’un être aimé, d’un travail identitaire, d’une relation fusionnelle, etc.). A la réflexion, il me semble toutefois que la période actuelle est fortement propice à la réalisation de ces besoins que l’on ne pouvaient même pas soupçonner, englués que nous étions dans le cycle de satisfaction de nos besoins primaires. Le temps libre dont on dispose aujourd’hui, par exemple, peut être employé à s’ennuyer, à s’agiter en tous sens de manière à brasser le plus d’air possible (deux activités qui possèdent une temporalité somme toute assez limitée…), ou encore à retrouver une certaine créativité. Qu’elle soit artistique, ingénieuse, communicationnelle, intellectuelle… Dans tous ces cas, c’est la fameuse question du temple de Delphes « Te connais-tu toi-même ? » que l’oisiveté et l’espace temporel m’amènent à me poser. N’est-ce pas cela, l’étage de l’accomplissement personnel ? La recherche de ce qui me correspond, de l’activité dans laquelle je m’épanouis et contacte ma puissance d’affirmation ? « Le plaisir, disait Aristote, est le signe de la puissance » (note 1). Non pas puissance en tant que pouvoir, domination sur soi ou sur l’autre ; mais puissance en tant que réalisation de mes potentialités en sommeil, de mes capacités endormies, de parts de moi que je n’avais pas pris le temps de contacter. Réalisation de soi, dans toutes ses parts : n’est-ce pas cela qui colore une vie de manière sécure et équilibrée ? De ce point de vue, on peut avouer que le confinement actuel nous donne un petit coupe de pouce…

Consommation, sécurisation, appartenance, amour de soi, enfin accomplissement personnel : on dirait bien que la crise que nous traversons nous permet de grimper les étages de notre propre pyramide à vitesse grand V !


Les 5 étapes d’un deuil nécessaire

En réalité, cela n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Car il reste à analyser les freins et les blocages qui rendent l’ascension difficile, voire vraiment périlleuse. Et ces freins sont, selon moi, à considérer en terme de deuils à faire.


Il peut sembler étrange d’analyser une crise en terme de deuil, c’est-à-dire de mort à quelque chose que nous étions, que nous possédions, ou de quelqu’un avec qui nous étions en relation. Et pourtant, Elisabeth Kübler Ross, la psychiatre helvético-américaine à l’origine du schéma des 5 étapes du deuil, a bien compris que la traversée d’une mort est loin de se restreindre au domaine de notre propre mort, ou bien de la mort d’un proche (note 2). Deuil d’un travail, d’une relation, d’une part de soi, d’une période de sa propre histoire : tout événement bouleversant est une occasion de traverser l’expérience d’un deuil, c’est-à-dire de mourir à une situation, sans aucune certitude concernant la situation à venir. De ce point de vue, la période actuelle correspond vraiment au schéma élaboré par E. K. R. Il est clair que les mesures nécessaires pour endiguer la propagation du virus, inédites dans l’histoire de l’occidental contemporain, sont forcément vécus en 1er lieu comme une restriction du champ des possibles. Rester confiné chez soi, ne pas voir des personnes proches affectivement, ne plus travailler, etc. Nombreux sont les deuils que nous avons à faire actuellement ; et il est probable que d’autres suivront, après le passage du virus, en raison du bouleversement économique profond que nous allons vivre. Pouvons-nous, devons-nous nous préparer à ces deuils ? Devons-nous, comme les tibétains le préconisaient dans leur « Livre des morts tibétain » (note 3), nous préparer à une mort qui n’est pas encore là ?


Le déni

Commençons par analyser ce qui nous attend, potentiellement, dans un processus de deuil. La 1ère phase, nous livre E. K. R., est souvent celle du déni. Si je dis « souvent », c’est parce que les différentes phases d’un deuil ne sont jamais vécues dans un ordre linéaire, l’une après l’autre dans un ordre déterminé, même s’il est possible de tracer statistiquement ce qu’il est le plus probable que nous vivions dans un deuil. Souvent nous pouvons sauter une phase, voire deux, mais nous aurons peut-être à y revenir plus tard, dans une sorte de boucle qui pourrait même se répéter plusieurs fois. Toujours est-il que la phase du déni consiste en général à nier purement et simplement l’événement dramatique, et la disparition des possibilités d’action qui accompagnent la nouvelle du verdict. Si le verdict est ainsi ignoré, c'est parce qu'il représente aux yeux de l'individu la menace potentielle d'une réduction trop brusque du champ des possibles, ou l'introduction d'un élément jugé incompatible avec le champ même de ces possibles. La personne prend alors la liberté d'ignorer ce nouvel élément et de faire comme si la contrainte ou l’événement n'existaient pas.

Je me souviens être moi-même passé par cette phase de déni de l’importance de la pandémie, durant de nombreux jours. Tout d’abord, je ne voulais pas voir la pandémie comme un phénomène réel, mais plutôt comme la dernière stratégie médiatique utilisée pour orienter nos comportements. Puis devant les chiffres qui tombaient, j’ai commencé à réaliser la capacité de propagation du virus, mais je n’ai pas changé mon comportement pour autant. Je ne voulais pas laisser une minuscule particule créer une peur irrationnelle et entacher mon agenda surbooké. J’ai donc mis quelques semaines avant de réaliser que je devrais annuler mes rendez-vous thérapeutiques, les stages que j’organisais, les conférences que j’avais prévues. Ce que montre mon exemple, ici, c’est que cette attitude de déni est déjà le témoignage d'une prise de conscience paradoxale de la présence de la contrainte, prise de conscience qui s'accompagne de la volonté d'ignorer ce dont on est conscient. C'est ce que l'on appelle communément « la politique de l'autruche » ; en psychanalyse « le refoulement » ; et pour un existentialiste « la mauvaise foi ».


La colère

Une fois que nous avons accepté le caractère indubitable de la crise, et du rétrécissement du champ des possibles qu’elle entraîne, les phases suivantes s’enchaînent souvent plus rapidement, quoique nous ayons tendance à faire des aller-retour entre l’une et l’autre des phases du deuil. En général, la colère succède au déni. La contrainte a été suffisamment réalisée pour être placée dans le champ des possibles, mais cette éventualité n’en reste pas moins inacceptable : elle doit être rejetée avec toute la fermeté et toute la force de la charge émotionnelle qu'elle contient. La personne peut alors s'en prendre à celui qui lui annonce le verdict, à ses proches ou encore à elle-même, s'accusant ou se victimisant à loisir, dans le même souci d'échapper par l'intermédiaire de la décharge émotionnelle à la prise en considération rationnelle de cette contrainte.

Concernant l’actualité présente telle que je l’ai vécue, je me souviens avoir déchargé une ou deux phases de colère en prenant pour objets nos gouvernants. Là où certains manifestaient leur colère sur les réseaux sociaux en accusant nos dirigeants de passivité et de réaction tardive, pour protéger des intérêts économiques, pour ma part je les accusais de passer du coq à l’âne de manière inconsidérée et par trop brutale. En gros, je les accusais eux pour ne pas avoir à avouer que je ne m’étais pas assez préparé à l’éventualité du confinement, si je veux être transparent vis-à-vis de moi-même. Et surtout, je profitais de l’accusation pour décharger la colère de voir mon activité stoppée aussi soudainement, après tous ces mois passés à médiatiser mon entreprise pour la faire vivre. De ce point de vue, la colère, si elle apparaît à première vue excessive et peu légitime, est une phase vraiment salutaire dans le processus d’un deuil : elle permet d’évacuer des émotions qui pourraient trop facilement être refoulées et rester au fond de nos entrailles, y créant des ulcères, des cirrhoses ou, pire, des cancers.

La négociation

Dans le cas du deuil de soi, qui peut prendre des semaines (si l’on est par exemple atteint d’un cancer), la phase qui côtoie souvent de très près la colère est celle de la négociation. La personne en phase terminale de cancer n'est certes pas dupe, intérieurement, que l'on ne peut négocier avec l'éventualité de sa propre mort, mais elle tente un ultime recours, que ce soit avec son médecin, son Dieu ou bien avec elle-même, se promettant de changer le cours de sa vie si elle se sort de cet épisode malheureux. Cette phase est paradoxale elle aussi, étant à la fois prise de conscience du caractère inexorable de la contrainte, et tentative de lui échapper par un tour de passe-passe ou l'intervention d'un « deus ex-machina » hypothétique.

Concernant l’actualité, je me surprends assez souvent à tenter de négocier avec les mesures gouvernementales, pour ne pas subir trop frontalement le rétrécissement impressionnant du champ des possibles. Habituellement, je suis toujours en vélo ou en voiture pour faire telle ou telle course, me rendre à tel ou tel rendez-vous. Les déplacements étant devenus exceptionnels, je m’observe trouver des raisons légitimes de me déplacer, faire un calcul savant des risques que j’encours, tant du point de vue du virus que des forces de l’ordre, enfin user de toute l’autopersuasion dont je suis capable pour faire passer une promenade en nature pour un acte de désobéissance civile. Bien entendu, je force le trait jusqu’au ridicule, ceci afin de pointer du doigt l’incroyable créativité dont peut faire preuve l’esprit humain, quand il s’agit de transiger avec l’obligatoire, voire l’inexorable.


La dépression

Cette phase de négociation peut paraître stérile, tout comme la colère peut sembler une perte d’énergie ; néanmoins elle a ceci de bon qu’elle maintient la personne dans une forme d’espoir, d’activisme, de combat pour trouver une issue à une situation dramatique. Bien souvent, la quatrième phase du deuil débute avec l’abandon de toute tentative de sortir de la crise que l’on traverse. C’est donc une phase de désespoir, et par conséquent de dépression (diminution brutale de la pression inhérente à l’espoir, et à l’action qui l’accompagne). La personne a intériorisé le caractère inéluctable de la contrainte et l'impossibilité d'y échapper, et elle se laisse aller à une attitude de passivité qui n'est pas encore de l'acceptation sereine ni vraiment de la résignation, mais un semblant d'abandon : la situation est sans issue. La contrainte a été enfin « absolutisée » et s'il n'y a plus d'espoir de s'en sortir, alors autant tout laisser tomber et ne plus s'occuper de rien, y compris de soi-même. En réalité l'abandon n'est pas total et cette phase de deuil contient encore un élément antagoniste qui, justement, étant à la fois incompatible avec l'espace intérieur de la personne et inéluctable, occasionne ce sentiment d'absurdité, et avec lui la dépression et le malheur.

Dans le cas présent, cette phase n’est pas d’actualité, ce me semble, tout simplement parce que l’on sait bien que cette crise aura une fin, que le confinement se durera pas indéfiniment, et qu’au final on pourra reprendre une vie semblable à celle que l’on a laissé. Le deuil n’est donc pas complet, terrible, absolu. Mais il se pourrait bien que pour un certain nombre d’entre nous, la sortie de pandémie se solde par une impossibilité de reprendre une activité professionnelle trop profondément entachée par les semaines d’arrêt de travail. On risque d’assister à des faillites à la chaîne, des licenciements économiques et des chutes en bourse. Ce sera alors, pour ceux qui seront touchés par cette crise économique, l’occasion de vivre, peut-être, cette phase terrible. Remise à plat totale de notre plan d’existence, la dépression est un peu comme un « Reset », dont on ne sait pas bien comment se sortir. Mais ce qui est toujours impressionnant pour moi, c’est d’assister à la puissance du désir de vie qui émerge de cette phase, tôt ou tard, et qui emporte tout entier l’individu - hier encore abattu, au creux de la vague. La seule explication que j’ai pu trouver à ce phénomène, au jour d’aujourd’hui, est la suivante : l’abandon total à la situation, qui caractérise la dépression, est beaucoup plus proche qu’il n’y paraît de l’abandon à la vie qui caractérise la dernière phase : l’acceptation.


L’acceptation sereine

E. K. R. constatait souvent, avec étonnement, quelle sérénité parcourait le visage des malades en phase terminale de cancer, quelques jours ou quelques minutes avant leur décès. Elle allait même jusqu’à dire que la mort physique pouvait attendre des jours ou des semaines l’arrivée de cette phase, pour emporter avec elle le corps meurtri. Bloquée dans une phase de colère, de négociation ou de dépression, la personne ne pouvait pas achever son deuil, dont le point ultime était sa propre mort. Mais quand la perspective de l’abandon d’une vie passée n’était plus ni effrayante ni contraignante, alors l’acceptation prenait toute la place, et avec elle la sérénité. Il n'y a plus à se battre ni à se lamenter : mais simplement à accepter ce qui est. Il arrive même que cette phase soit plutôt euphorique, un peu comme une promesse, non plus teintée d’espoir, ni d’attente, mais d’accueil . S’abandonner à ce qui est, cela n’est pas une attitude passive, désespérée. C’est au contraire, à mon avis, la seule attitude propice à l’action véritable, efficace, réussie. L’action dans laquelle celui qui agit est conscient qu’il est au moins autant agi qu’il n’agit, quand il accepte de s’allier au mouvement de la vie, au lieu de lui résister.




Pouvons-nous espérer une telle issue à la crise que nous commençons à peine à vivre ? Aujourd’hui, je ne le crois pas. Le bouleversement que nous vivons est profond, certes, et il s’accompagnera certainement de changements significatifs dans notre mode de vie, tant individuel que collectif. Mais je ne crois pas que cet événement dramatique, accompagné de ces milliers de morts physiques, sonnera pour la plupart d’entre nous comme un « cadeau » de la vie, une formidable opportunité de laisser derrière soi ce qui n’a plus lieu d’être aujourd’hui. Paradoxalement, d’une part le nombre de « victimes » du virus est beaucoup trop grand pour être vécu comme un « heureux événement » ; et d’autre part les « survivants » n’auront pour la plupart pas vécu une authentique mort, ce bouleversement intérieur profond qui signe un avant et un après, un deuil et une renaissance.

Toutefois, pour finir sur une touche optimiste, j’ose espérer que cet épisode douloureux sonnera, aux yeux de certains, un peu comme ces initiations que vivent les enfants des sociétés premières, et que trop souvent nous n’avons pas eu dans nos sociétés modernes ultra-protectrices. Les maladies infantiles – rougeole, rubéole ou scarlatine – font partie de ces initiations qui marquent un avant et un après dans la vie d’un enfant ; mais nos vaccins sont là pour prévenir la maladie et nous immuniser contre la promesse du changement. Ne serions-nous pas en train de vivre, collectivement, l’une des nouvelles maladies infantiles de l’humanité ? Saurons-nous accepter ce qu’il nous est donné de vivre, plutôt que de vouloir à tout prix trouver un vaccin qui nous dispense d’avoir à faire ce douloureux travail sur nous-mêmes ?





Notes


Note 1 : En réalité c'est le philosophe Alain qui fait dire cela à Aristote, dans son Propos sur le Bonheur du 15 septembre 1924 intitulé « Aristote ». Il est très probable qu'il tire sa source de l'Ethique à Nicomaque, livre X.


Note 2 : Elisabeth Kübler Ross (E. K. R.) a passé plus de 40 ans de sa vie à écouter les malades en fin de vie, dans divers unités de sons palliatifs. Elle s'est beaucoup intéressée aussi aux expériences paroxystiques et notamment aux expériences de mort imminente.

Un livre passionnant : On Death and Dying (1969).


Note 3 : Le livre des morts tibétain (littéralement le Bardo Thödol, composé de bardo (passage d'un état à un autre), de thö (entendre) et de dol (libérer), ce qui signifie "libération par l’audition pendant les stades intermédiaires [entre la mort et la renaissance]) date du VIIIème siècle après JC. Sogyal Rinpoché l'a actualisé et développé pour la lecture occidentale en 1992, et l'a intitulé : Livre tibétain de la Vie et de la Mort.

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