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Faut-il être "réaliste" ?

Dans mon précédent article, concernant le Cri Primal, j’ai posé les bases d’une méfiance envers la position « réaliste », cette attitude consistant à partir d’une « réalité » prétendument bien connue, pour établir une distinction entre ce qui est réel et ce qui est irréel. Dans cet article, je souhaite expliquer la raison de ma méfiance envers toute forme de réalisme, et poser les fondements d’une position pragmatique, en philosophie comme en thérapie. Seule position, à mes yeux, susceptible de ne pas tomber dans une forme d’auto-aveuglement.














Sommes-nous naturellement empiristes ?


Le fonctionnement naturel de l’intelligence humaine semble résolument empiriste. L’humain fait naturellement confiance aux données perceptives qu’il reçoit de ses cinq sens (au moins), et il a tendance à définir la « Réalité » comme l’ensemble de tout ce que ses sens peuvent lui faire percevoir. Le réel, c’est le monde qui m’entoure, c’est ce dont je peux faire l’expérience (« empirisme » vient du grec « empereia » qui signifie « expérience »), ce que je peux voir, toucher, sentir – bref, percevoir. Une des principales choses qui nous porte à douter de l’existence d’esprits, comme par exemples les « fantômes », c’est bien que peu de gens peuvent les percevoir. Nous avons donc tendance à douter des témoignages allant dans ce sens, et nous préférons affirmer de manière péremptoire que nous préférons « le voir pour le croire ». Cette affirmation a déjà été questionnée dans mon ouvrage « Croire pour Pouvoir Voir », je ne reviendrai pas dessus ici.


Il convient juste de constater, pour cette analyse, que nous avons donc une double tendance, par rapport aux objets de notre perception : nous avons tendance à penser que nos perceptions nous donnent une image fidèle de la réalité ; et nous avons tendance à penser que la réalité est l’ensemble de ce qui est perceptible, l’ensemble de ce dont on peut faire l’expérience. Nous savons bien, pourtant, qu’il existe des phénomènes que nos sens ne peuvent percevoir (par exemple les fréquences infra-rouges ou ultra violettes, les ultra-sons, les ondes radios, etc.). Mais cela ne nous empêche pas de penser que ce qui n’est pas perceptible communément est sujet à caution : les OVNIS, les extraterrestres (ou leurs amis intra-terrestres), les fantômes, les esprits de la nature, etc. Nous sommes donc naturellement empiristes.

Ou alors rationalistes ?


Mais nous sommes tout autant naturellement rationalistes – à moins que ce ne soit un effet de la culture scientifique dans laquelle nous baignons depuis quelques siècles ? Nous avons tendance à penser que derrière les phénomènes perceptibles, souvent fluctuants et apparaissant dans un désordre apparent, il y a des lois naturelles qui gouvernent le monde. Des lois cohérentes, rationnelles, peut-être même mathématiques. Un ordre naturel. Que cet ordre soit la création d’une intelligence supérieure (c’est la thèse créationniste), ou le simple résultat du choc aveugle de forces mécaniques (c’est la thèse évolutionniste), dans les deux cas il y a un ordre rationnel, constitué de lois immuables et universelles. La gravité, par exemple. Ou le principe de conservation de l’énergie, malgré les changements d’état. Ou encore les lois d’attraction-répulsion. Bref, nous avons tendance à penser que le monde est organisé rationnellement, même si cette organisation n’apparaît pas forcément dans notre expérience sensible quotidienne. Derrière le mouvement de l’horloge, il y a un mécanisme, qui existe même si nous ne le voyons pas. Nous voyons l’effet, pas la cause : nous pouvons seulement la concevoir, et non la percevoir.


Il n’en reste pas moins que, pour nous, l’existence de lois rationnelles gouvernant le monde ne fait pas question ; au contraire, il est très difficile d’imaginer que, peut-être, les lois naturelles que nous avons « découvertes » ne sont que des créations de notre esprit rationnel, et que le monde est, en réalité, profondément chaotique et désordonné. L’intelligence humaine résiste à cette hypothèse : nous sommes spontanément rationalistes. « Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale, affirme François Jacob, biologiste et théoricien de l’évolution : celle d'avoir une représentation unifiée et cohérente du monde qui l'entoure, ainsi que des forces qui animent ce monde » (1). Il nous est donc nécessaire de postuler l’existence de règles et de lois, derrière la diversité des phénomènes, afin de donner une structure solide à cette réalité perceptible qui, souvent, nous file entre les doigts, par son caractère mouvant et changeant.

Le Réalisme, ou la croyance en la Réalité...


Empirisme, rationalisme : deux attitudes spontanées qui s’opposent en apparence (l’une réduit la réalité à ce que l’on peut en percevoir, sensiblement ; l’autre à ce que l’on peut en concevoir, intellectuellement), mais qui se rejoignent sur un point fondamental. Le réalisme. En effet, que la réalité soit d’ordre phénoménal ou rationnel, elle est toujours posée comme un « donné » et non une construction. La réalité, c’est ce qui existe indépendamment de nous, ce que l’on ne peut que recevoir, et non inventer. Que cette réalité objective soit un ensemble de phénomènes (du grec « phainomémon », ce qui apparaît) ou un ensemble de lois rationnelles, cela ne change rien au final : il existe une « Réalité », qui nous dépasse et nous englobe, et dans laquelle nous nous inscrivons, en tant qu’humains. Nous ne pouvons pas changer cette réalité, nous pouvons uniquement chercher à l’appréhender, à la comprendre, puis à nous y adapter. C’est ce que l’on nomme communément le « Principe Réalité ».


Nous voici face au postulat ultime de l’intelligence naturelle : et c’est ce que j’appelle le « réalisme ». Non pas au sens commun - « soyons réalistes ! » - d’une exigence de retour au concret ; mais au sens plus profond et beaucoup plus paradoxal de l’affirmation inquestionnée de l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’humain qui la pose. C’est cette tendance réaliste qui pousse l’empiriste à penser que sa connaissance, issue de son expérience, n’est toujours qu’une approximation de la réalité qu’il cherche à saisir. Et cette croyance possède des conséquences pleinement bénéfiques, il convient de le noter. En premier lieu, parce qu’elle pousse à l’humilité : nous ne saurons jamais si notre connaissance colle vraiment au réel, ou si elle n’est pas, au final, qu’une approximation de plus, certes plus précise et complexe, mais approximation tout de même. Le réel ne se laisse pas appréhender si facilement, il est comme l’arc-en-ciel qui fuit à mesure que l’on pense l’atteindre.


Un soupçon de scepticisme ?


Mais la croyance réaliste produit aussi des paradoxes d’une grande complexité, dès que l’on commence à y réfléchir. Comment pouvons-nous savoir, par exemple, que nous nous approchons toujours plus de la réalité objective si nous ne pouvons même pas l’appréhender, si nous ne savons même pas à quoi elle ressemble ? Einstein avait bien compris ce point, lorsqu’il affirmait que le scientifique est, face au monde, dans la même position qu’un humain face à une montre dont il veut comprendre le mécanisme, mais qu’il ne peut ouvrir :


« Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. S'il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu'il rendra responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d'une telle comparaison. Mais le chercheur croit certai­nement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son image de la réalité devien­dra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l'existence d'une limite idéale de la connaissance que l'esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » (2)

Et cette impossibilité objective de saisir la « réalité », si du moins on la définit comme ce qui est totalement indépendant de l’humain (donc de manière « réaliste »), touche autant le rationaliste que l’empiriste. Elle les touche même tous les deux en même temps, puisque ni l’univers perceptible dans lequel nous baignons, ni l’ensemble des lois que nous formulons pour le rationaliser ne sont la « réalité » ultime, dans l’optique réaliste. Car ces deux univers (sensible et intelligible) ne sont encore que deux créations de l’humain, de sa structure perceptive et de son intelligence. Paradoxalement, être réaliste nous condamne donc à ne jamais pouvoir dire ce qu’est la réalité, au final.


En route vers l’Idéalisme !


Comment se sortir de cette impasse, dans ce cas ? Peut-être faut-il se tourner vers l’idéalisme philosophique, la position résolument opposée au réalisme. Pour se faire une première idée de cette position, on peut analyser comment un idéaliste définit la « Vérité ». Là où un réaliste entendra définir la vérité comme l’accord entre une théorie (fruit de l’esprit humain) et la réalité (indépendante de l’esprit humain) ; de son côté un idéaliste définira la vérité comme l’accord entre une réalité (concrète) et son idéal théorique (nécessairement abstrait). Cela semble assez proche dans la formulation ; mais dans les faits, c’est diamétralement opposé.


Par exemple, le réalisme voudrait que l’on tente de construire des théories politiques en partant de la réalité de la nature humaine, et des lois qui régissent son comportement social. Il faudrait déjà comprendre ce qu’est l’homme, comment il se comporte en société, puis tenter de formuler des théories qui soient le plus possible en adéquation avec la réalité humaine. C’est ce que l’on peut apercevoir aujourd’hui dans l’appellation « real politic » : une politique résolument hobbesienne (« l’homme est un loup pour l’homme »(3)

, la politique doit en tenir compte!), décomplexée et opportuniste, sous couvert de prendre l’humain tel qu’il est plutôt que de vouloir le transformer et l’améliorer.

En face de ce réalisme politique, un idéaliste crierait que l’humain actuel, concret, ne correspond pas à ce qu’il pourrait être dans un autre système politique, dans une autre manière d’organiser les relations. Il n’est que le produit d’un ensemble de théories que l’on voudrait faire passer comme une réalité. La réalité actuelle des relations sociales est donc hautement perfectible : elle ne correspond pas à ce qu’elle pourrait être (ce que l’on appelle son « idéal ») si l’on envisageait les choses d’une autre manière. L’humain actuel n’est donc pas « vrai » : il n’est qu’une toute petite partie de ce qu’il pourrait être, de ce qu’il peut être.


Autre exemple, encore plus précis : celui de l’appréhension du système démocratique. Un réaliste voudrait que les diverses théories sur la démocratie soient jugées en fonction de leur qualité à coller à l’humain réel, celui qui existe aujourd’hui. Inutile de partir d’un humain qui n’existe pas, un humain idéal, un humain théorique, philosophique, un modèle de bonté et de sagesse. Cela ne peut donner que des aberrations politiques, dira le réaliste. Au mieux, elles seront improductives, puisque jamais un système politique idéaliste ne pourra prendre racine dans la réalité, puisqu’il est faux. Au pire, cela pourra déséquilibrer gravement la société existante, et produire les inepties que l’on a vu, par exemple, lors de la révolution française (avec l’avènement de la Terreur au nom de la République).


De son côté, un idéaliste montrera que « l’humain réel » d’aujourd’hui n’est que le fruit d’une longue évolution théorique, depuis les premiers idéaux démocratiques de la Grèce antique jusqu’aux idéaux actuels d’une sixième république ou d’un fonctionnement beaucoup plus participatif. L’humain réel habitant à Athènes aurait-il pu concevoir qu’un jour l’humain remettrait en question la légitimité de l’esclavage, qui pourtant représentait le socle de la démocratie athénienne ? (4) Était-il prêt à concevoir qu’une démocratie réelle était possible, sans pour cela réduire en esclavage une grande partie de la population, afin qu’une petite élite puisse délibérer les lois de la cité dans l’espace publique ? « Soyons réaliste ! », aurait-il crié à l’idéaliste venu lui dire ceci d’un futur lointain… Et que penser, aujourd’hui encore, du fait que, peut-être demain, nous pourrons tous participer à l’élaboration des lois qui nous gouvernent, parce que nous serons libérés du fardeau du travail productif, comme le pensait André Gorz il y a une petite dizaine d’années ? (5) La démocratie actuelle, concrète, qui nous réduit à voter une fois tous les quatre années pour un représentant qui pourra ensuite construire son gouvernement à sa guise, est-elle une « vraie démocratie » ? Correspond-elle vraiment à ce que l’on peut nommer « démocratie », légitimement ?


Idéalisme vs Réalisme ?


On voit, à travers ces exemples, que les directions que prennent le réaliste et l’idéaliste sont totalement contraires. Le premier part d’une réalité prétendument objective (mais est-ce bien réaliste de penser cela?) et tente d’adapter la théorie à cette réalité : c’est son seul critère de véracité. Le second part de la réalité concrète, imparfaite et évolutive, et juge sa véracité en fonction de l’idéal théorique qu’il a construit rationnellement. Et encore une fois, force est de constater que, très paradoxalement, nous sommes au moins aussi idéalistes que réalistes, dans notre rapport spontané à la réalité. Car quand nous jugeons un peu sévèrement notre meilleur ami, après le dernier coup pendable qu’il nous a fait, et que nous nous disons qu’il n’est pas un « vrai ami », que faisons-nous d’autre que de comparer cet « exemplaire concret » d’ami avec l’idéal d’amitié que nous nous faisons ? Il en va ainsi d’un vrai cours de philo, d’un vrai homme, d’un vrai cadeau ou d’un vrai con (c’est-à-dire un parfait représentant de l’idéal de la connerie, tel que nous l’avons conceptualisé) : il s’agit toujours de comparer ce qui est à ce qui devrait être, du moins dans notre idéal théorique.


Tout comme le réalisme, l’idéalisme possède des vertus non négligeables, en politique comme dans la vie de tous les jours. D’abord parce qu’au lieu de présupposer l’existence d’une réalité qui n’est bien souvent que le fruit de notre construction, il part directement du postulat que la réalité se construit, se déconstruit et se reconstruit donc : elle évolue. Il n’y a pas de réalité fixe et immuable, et il n’y a pas de réalité totalement objective (au sens d’une réalité indépendante de l’esprit humain), pour un idéaliste. Toute réalité est le fruit d’une construction, d’une appréhension, d’une perception subjective. En physique quantique, cela fait presque un siècle que l’on a compris que l’observateur modifiait nécessairement l’objet observé (6) . Le fameux « principe réalité » en prend un coup : il faut bien avouer que ce principe n’est encore qu’une construction, qui a sur la réalité un impact non négligeable : il la paralyse, en voulant paradoxalement la respecter.


Les dangers de l’idéalisme...


Mais derrière le bon sens de l’idéaliste se cache un postulat plutôt contestable, et un comportement potentiellement despotique. Un postulat contestable tout d’abord : à savoir que l’idéal théorique que l’idéaliste a conceptualisé peut servir de référence objective pour juger de la justesse et de la véracité de la réalité qu’il observe. Il faut bien, si je veux juger de la légitimité du système démocratique actuel, réel, que je dispose d’un idéal théorique en fonction duquel je puisse me rendre compte du plus ou moins grand écart de l’exemplaire concret de démocratie que j’ai devant les yeux. En premier lieu, l’idéaliste construit donc l’idéal, de manière entièrement théorique, puisqu’on ne peut se fier pour cela sur la réalité concrète que l’on devra par la suite juger. Et en second lieu seulement, il compare cet idéal à la réalité, non pas pour amender ou améliorer son idéal, mais pour déconstruire cette réalité qu’il voudrait reconstruire en fonction de l’idéal.


En pédagogie, cela a donné, par exemple, le célèbre ouvrage de Rousseau : Emile (7), dans lequel le philosophe prodigue une éducation « naturelle » à son élève virtuel, idéal, fictif. Or Émile n’a jamais existé , nul enfant ne possède les traits de caractère de cet idéal théorique ; et – plus grave encore – il n’est pas certain que son inventeur ait une seule fois remis en question son système pédagogique, en se demandant par exemple si son idéal théorique de départ était aussi légitime qu’il ne lui paraissait.


L’idéalisme tourne donc facilement au dogmatisme intellectuel et rationaliste, puisqu’il préférera en général remettre en question la réalité concrète, imparfaite, plutôt que l’idéal théorique. Paradoxalement, il s’agit encore d’une forme déviante de « réalisme », puisque l’idéal théorique est au final ce qui est conçu comme étant « plus réel » que la réalité du terrain, celle que l’on se propose de faire évoluer. Et du dogmatisme intellectuel au despotisme comportemental, il n’y a qu’un pas, tellement aisé à franchir qu’un myriade de pédagogues de tous styles et de toutes écoles n’ont pas hésité à le franchir, à toutes les époques et en tous lieux.

Au commencement était l’Idée. La réalité n’a qu’à se plier à cette idée, et, si elle ne se plie pas facilement, il s’agit d’insister. Quitte à user de violence physique, si ce n’est de violence psychologique. Et cette violence peut facilement envahir le libertaire le plus sincère, au nom-même de la liberté ! Inscrire son idéal dans la réalité, et faire enfin que l’on puisse faire, concrètement, ce que l’on veut théoriquement. Rousseau va plus loin encore, quand il affirme, dans le Contrat Social, que la liberté consiste à faire ce que l’on doit vouloir, en théorie (8) : c’est-à-dire ce que le philosophe ou le pédagogue ont décidé pour nous ! Et si le citoyen résiste, si l’élève résiste à cette volonté qu’ils devraient pourtant avoir ? Il faudra employer la force, au nom de la liberté. Il faudra, dit Rousseau, le « forcer à être libre » (9). Nous voici face à la principale conséquence de l’idéalisme en politique : le despotisme de fait. Au nom de la liberté.


Et si nous essayions le pragmatisme ?


Réalisme, Idéalisme : deux conceptions opposées de la réalité qui, paradoxalement, se complètent pourtant, voire vont jusqu’à se confondre dans notre manière spontanée de concevoir la réalité, et d’intellectualiser notre relation à autrui. Le point commun provient sans doute encore de cette fâcheuse tendance que nous avons de vouloir à tout prix objectiver la réalité, de vouloir lui donner une assise objective, non sujette au doute. « Indubitable », disait Descartes, un des pères de l’idéalisme philosophique (10). Et si l’on tentait, au contraire, de revenir à la subjectivité fondamentale comme point de départ de notre construction du réel ? Il faudrait alors tenir ensemble ces deux affirmations contraires : que toute « réalité » est le fruit d’une construction, donc est perfectible ; et que toute théorie est le fruit d’une construction, donc est perfectible. On pourrait aller plus loin encore, et affirmer que la réalité et la théorie ne sont qu’une seule et même chose. On pourrait, avec William James, appeler cette réalité unique « Expérience » (11).


Mais nul besoin d’aller si loin dans notre positionnement philosophique, pour rendre effectif un réel pragmatisme, et ainsi rendre possible l’action, l’expérimentation politique. Il suffit d’affirmer qu’à la frontière entre réalité concrète et idée théorique, il y a le monde de l’expérience, qui fait toujours évoluer l’une et l’autre, conjointement. J’ai besoin d’un idéal, peut-être au départ, pour faire évoluer la réalité, pour construire une autre réalité que celle que je connais. Mais j’ai besoin de frotter mon idéal à la réalité pour l’éprouver, pour le questionner, pour le nuancer peut-être. Et pour me rendre compte, au final, que je n’ai peut-être pas tant besoin que cela d’un idéal, pour faire que la réalité évolue.


Une fois que l’expérimentation a débuté, une fois que l’on a quitté les sentiers battus, mille fois, par nos concepts, nos croyances, et nos idéaux, il ne reste plus qu’à suivre, tant bien que mal, le déroulement naturel des choses. Il y aura du chaos, des remouds et des bosses, certes. Il y aura des révoltes, des renoncements et des déceptions, peut-être. Mais il y aura surtout le vent frais du renouveau perpétuel, qui trouve à notre place les solutions que l’on n’aurait pas osé imaginer. Il y aura surtout ce que j’ai recherché tant et tant depuis toutes ces années d’expérimentation : la liberté véritable, celle de l’ouverture à ce que l’on ne peut pas prévoir idéalement



1 François Jacob, « L'évolution sans projet », in Le Darwinisme aujourd'hui.


2 Albert Einstein, L'Évolution des idées en physique


3 Hobbes, Le Leviathan


4 Pour plus de détails sur le lien entre démocratie participative directe et escalvage, consultez Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Ch V : L'Action


5 André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, 1988


6 On peut citer notamment le principe d’incertitude d’Heinseberg, datant de 1923, ainsi que les hypothèses de John von Neumann (1932), de Schhrödinger, de Niels Bohr, etc. Un ouvrage consacré à la question et assez pédagogique : Théorie quantique de l’observation, de Thierry Dugnolle.


7 Rousseau, Émile ou de l’éducation


8 Rousseau, Contrat Social, livre II, ch. 4


9 Rousseau, Contrat Social, livre I, ch. 7


10 Descartes, Méditations Métaphysiques, II


11 James, Le pragmatisme

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